Taux d’intérêt : Distinguer le vrai du faux dans le bruit ambiant


17 septembre 2024

Summary

La Banque du Canada a réduit son taux directeur trois fois de suite, tandis que la Réserve fédérale américaine a procédé à sa première réduction lors de sa réunion de septembre. Dans cet article, l’équipe des titres à revenu fixe de Beutel Goodman se penche sur l’incidence de ce desserrement monétaire sur les investisseurs, les emprunteurs et l’économie dans son ensemble.

Par l’équipe des titres à revenu fixe de Beutel Goodman

 

La politique monétaire fait les manchettes depuis quelques années et c’est toujours le cas en cette fin d’été 2024. Dans un contexte où les taux d’inflation s’alignent de plus en plus sur les cibles des banques centrales, l’attention des observateurs se tourne vers les baisses des taux directeurs. Début septembre, la Banque du Canada (BdC) a abaissé son taux directeur pour une troisième fois de suite (le fixant à 4,25 %), ce qui dénote les préoccupations persistantes à l’égard de l’économie canadienne.

Lors de la réunion du Comité fédéral des marchés ouverts (FOMC ou Fed) de septembre, le président de la Fed, Jerome Powell, a annoncé une réduction du taux directeur dans une fourchette de 4,75% à 5,00%.

En plus du retour à la normale de l’inflation, la Fed peut se fier à diverses autres données économiques pour justifier une détente monétaire, à l’image d’autres banques centrales un peu partout dans le monde, notamment la Banque du Canada, la Banque centrale européenne et la Banque d’Angleterre.

Les décideurs ont signalé qu’ils procédaient désormais à l’évaluation des baisses de taux requises pour assouplir les politiques monétaires et, idéalement, stimuler la croissance économique. La performance économique par habitant du Canada est anémique depuis quelque temps et l’économie américaine commence à s’essouffler bien qu’elle ait jusqu’à récemment déjoué les prédictions de ralentissement de nombreux économistes.

La Fed a toujours bon espoir d’orchestrer un « atterrissage économique en douceur », sujet de bien des débats et phénomène rare à la fin d’un cycle de resserrement. Actuellement, les marchés obligataires laissent présager une baisse musclée des taux par la Fed. Dans ce contexte, les cours obligataires ont effectué une remontée vigoureuse au cours de l’été, les rendements s’étant repliés; le rendement sur trois mois de l’indice obligataire universel FTSE Canada était de 3,86 % à la fin du mois d’août et celui de l’indice Bloomberg U.S. Aggregate Bond, de 4,79 %. Au cours de la même période (du 1er juin au 31 août 2024), le rendement des obligations du gouvernement du Canada à deux ans (un indicateur couramment utilisé dans l’évaluation des attentes pour le niveau moyen du taux directeur au cours des deux prochaines années) a perdu 85 points de base (pb) pour s’établir à 3,33 % et le rendement des bons du Trésor des É.-U. à deux ans a reculé de 95 pb pour se fixer à 3,92 %.

 

Projections dans la courbe

Le redressement observé au cours des derniers mois sur les marchés obligataires suggère que les rendements tiennent déjà compte de baisses potentielles des taux. Aux É.-U. et au Canada, la portion à court terme de la courbe des rendements demeure considérablement inversée (les rendements à moyen terme étant inférieurs aux rendements à court terme), malgré l’accentuation des autres segments de la courbe. Mais quelle est l’ampleur des baisses prévues par les marchés? La réponse à cette question est cruciale aux yeux d’investisseurs obligataires comme nous, car l’écart entre nos propres perspectives et ce qui a été anticipé par les marchés nous donne l’occasion d’ajouter de la valeur à un portefeuille.

Au Canada, le marché anticipe un repli supplémentaire des taux de 1,75 % jusqu’à l’atteinte d’un taux directeur final (correspondant à la fin du cycle de réduction des taux des banques centrales) de 2,50 % au cours des 18 prochains mois. Aux É.-U., le marché s’attend à une baisse des taux de 2,25 % jusqu’à l’atteinte d’un taux directeur final de 3,00 % à 3,25 % au cours des 12 prochains mois.

L’estimation du taux directeur final est complexe. Le taux neutre, soit le taux qui serait sans effet sur la croissance économique, peut nous servir de point de repère. Selon les estimations de la BdC, le taux neutre à long terme au Canada serait d’environ 2,75 %[1]. Pour les É.-U., le juin résumé des projections économiques du FOMC[2] avance une estimation médiane du taux des fonds fédéraux à long terme de 2,75 %, une mesure qui pourrait être correspondre au taux neutre.

Ces prévisions des taux neutres démontrent que les taux finaux au Canada et aux É.-U. devraient être sensiblement les mêmes. Or, la question de savoir dans quelle mesure le taux final sera supérieur ou inférieur au taux neutre dans ces pays dépendra de l’évolution de leurs économies respectives.

Dans l’éventualité d’un atterrissage en douceur réussi (l’économie ralentirait sans sombrer en récession), le taux final devrait correspondre ou être légèrement supérieur au taux neutre. Nous estimons qu’un atterrissage en douceur est probable aux É.-U. Il se pourrait aussi que la Fed réduise ses taux au-delà du taux neutre actuel, surtout si l’économie américaine bascule en récession. Le marché obligataire américain a déjà pleinement intégré les estimations du taux neutre par la Fed; par conséquent, toute nouvelle hausse des taux découlerait probablement d’une crise majeure ou d’une récession.

Au Canada, nous estimons que la probabilité d’une récession est plus élevée qu’aux États-Unis; toutefois, le marché obligataire canadien tient déjà compte de cette probabilité, comme en témoignent les prévisions d’un taux final inférieur au taux neutre. Cela signifie que si les perspectives s’améliorent ou si les banques centrales ne réduisent pas les taux autant que prévu, les rendements sur l’ensemble de la courbe sont susceptibles d’augmenter à nouveau. Ce scénario serait néfaste pour les marchés obligataires.

Nous ne saurions passer sous silence la possibilité que les banques centrales cessent d’abaisser les taux bien avant qu’ils atteignent le taux neutre actuel. Ce cas de figure semble pour le moment peu probable et ne se produirait probablement qu’en cas de nouvelle hausse des prix ou de reprise de la croissance économique. Un retour à l’inflation ne semble toutefois pas être à l’ordre du jour, puisque nous observons une tendance nette à la normalisation des prix aux alentours des cibles des banques centrales. Des poches d’inflation subsistent au Canada et aux É.-U. dans des secteurs habituellement lents à s’ajuster, comme le logement; l’industrie de l’assurance automobile et le secteur des soins de santé aux É.-U. sont aussi à risque. En août, le président de la Fed, M. Powell, a même déclaré que la victoire dans la lutte contre l’inflation était imminente, soulignant que la Fed avait fait des progrès considérables dans l’atteinte de son objectif principal de stabiliser les prix (source : Réserve fédérale américaine).

 

Des mythes sur les taux à déboulonner

Comme les mesures d’assouplissement sont déjà largement prises en compte dans les rendements obligataires, l’économie mondiale commence à bénéficier des baisses prévues des taux directeurs. Toutefois, il faudra du temps pour que les effets de l’assouplissement se fassent pleinement sentir. Il a fallu plusieurs mois pour que les hausses des taux se répercutent sur l’économie en 2022 et 2023, et il en ira probablement de même pour les mesures d’assouplissement en 2024 et en 2025.

Il est donc peu probable que les coûts d’emprunt pour les particuliers et les entreprises diminuent autant que bon nombre d’observateurs s’y attendent. Les taux d’emprunt pour la plupart de ces emprunteurs se fondent sur les rendements obligataires, et non sur les taux des banques centrales, et une grande part des baisses anticipées est déjà intégrée dans les rendements obligataires. En outre, les moments où les banques centrales abaissent les taux signalent normalement un malaise économique et il n’est pas rare qu’une récession frappe quelques mois après que les banques centrales ont commencé à réduire les taux.

Vient ensuite l’enjeu des coûts des prêts hypothécaires, particulièrement capital au Canada où le risque de taux d’intérêt est élevé. L’idée défendue par bon nombre d’acteurs sur le marché immobilier, selon laquelle une baisse de 2 % du taux directeur se traduirait par une baisse de 2 % des taux hypothécaires, ne semble relever que de la pensée magique et ne tient pas compte de l’inversion de la courbe des rendements. La plupart des taux hypothécaires se fondent sur le coût de financement à cinq ans d’une banque, et non sur le taux de financement à un jour.

Bien que chaque banque dispose d’une combinaison d’instruments de financement différente (dépôts, CPG, obligations, etc.), le rendement des obligations de premier rang à cinq ans d’une banque est un bon indicateur de ses coûts de financement. Les taux de financement de premier rang des banques correspondent au rendement des obligations du gouvernement du Canada de cinq ans, majoré d’une prime liée au risque de crédit de la banque. C’est ce que l’on appelle l’écart de crédit (voir la figure 1). Au 5 septembre 2024, le taux de financement bancaire de premier rang à cinq ans était d’environ 3,80 %, ce qui correspond à un rendement des obligations du gouvernement du Canada de cinq ans de 2,80 %, majoré d’un écart de crédit de 1 %.

 

Figure 1 : Les taux hypothécaires dépendent des rendements des obligations de premier rang des banques : Ce graphique montre le taux directeur au Canada, le taux hypothécaire fixe à cinq ans et le coût de financement de premier rang à cinq ans moyen d’une banque canadienne pour la période allant du 1er janvier 2013 au 5 septembre 2024. Le graphique illustre qu’il existe historiquement une corrélation beaucoup plus forte entre les taux hypothécaires et les coûts de financement des banques qu’avec le taux directeur de la Banque du Canada.

Figure 1 Les taux hypothécaires dépendent des rendements des obligations de premier rang des banques

Il est important que les titulaires de prêts hypothécaires comprennent que les rendements des obligations canadiennes à cinq ans, et par conséquent les taux hypothécaires à cinq ans, baisseront probablement bien moins que le taux directeur parce que la courbe des rendements est inversée depuis longtemps et qu’elle devrait se rétablir au fil du temps. Le rendement actuel des obligations canadiennes à cinq ans tient déjà compte d’une baisse prévue des taux à 2,50 % par la BdC; si celle-ci ne réduit pas ses taux jusqu’à 2,50 %, les rendements à cinq ans augmenteront.

L’analyse de scénarios présentée à la figure 2 détaille différents scénarios de taux finaux et des estimations de taux de financement bancaire de premier rang, qui peuvent servir à calculer approximativement des taux hypothécaires sur la base de corrélations historiques (comme l’illustre la figure 2). Par exemple, un taux directeur final de 2,75 %, compte tenu des écarts actuels, correspond à un taux de financement bancaire implicite de 4,00 % ou à un taux hypothécaire d’environ 4,00 %.

L’analyse des scénarios démontre qu’il est peu probable que les taux hypothécaires fixes à cinq ans glissent en deçà d’une fourchette de 3,60 %-4,00 % sans l’atteinte d’un taux directeur cible inférieur à 2,25 %. Nous estimons qu’un scénario de taux extrêmement bas, avec un taux cible inférieur à 2,25 %, n’est probable que si nous sommes confrontés à une grave récession accompagnée d’importantes pertes d’emploi. Toutefois, en pareilles circonstances, la prime de risque payée par les banques pour couvrir les écarts de taux augmentera considérablement, ce qui contrebalancera la baisse des taux. Par exemple, en janvier 2023, la prime de risque payée par les banques (140 pb) était plus élevée qu’elle ne l’est actuellement (100 pb), reflétant les craintes accrues de récession et l’aversion au risque sur le marché à cette époque.  Ce creusement de l’écart de crédit a exercé une pression à la hausse sur les taux hypothécaires.

Selon nous, il est donc peu probable que les circonstances soient aussi favorables à une baisse des taux hypothécaires au Canada que ne l’espère le grand public. Le renouvellement des prêts hypothécaires en 2025 et 2026 ainsi que la baisse de l’immigration au Canada risquent également de peser sur les dépenses intérieures et de freiner la reprise économique.

 

Figure 2 : Analyse des scénarios : Le tableau ci-dessous montre le taux de financement bancaire de premier rang à cinq ans implicite selon différents scénarios de taux directeur final de la Banque du Canada et différents écarts.

Scénarios de taux directeur Taux de financement bancaire implicite
(indicateur pour les taux hypothécaires)
Taux directeur final de la BdC Rendement implicite des obligations du gouvernement du Canada à 5 ans Écarts actuels
100 pb
Écarts en janv. 2023
(140 pb)
3,50 % 3,51 % 4,51 % 4,91 %
3,25 % 3,65 % 4,65 % 5,05 %
3,00 % 3,34 % 4,34 % 4,74 %
2,75 % 3,00 % 4,00 % 4,40 %
2,50 % 2,80 % 3,80 % 4,20 %
2,25 % 2,60 % 3,60 % 4,00 %
2,00 % 2,45 % 3,45 % 3,85 %

Source : Bloomberg L.P., Banque du Canada, calculs de Beutel Goodman. Au 4 septembre 2024. L’analyse des scénarios présuppose des baisses de 25 pb à chaque réunion de la Banque du Canada à partir de juillet 2024[3]. Le rendement implicite des obligations du gouvernement du Canada à cinq ans est établi selon un modèle d’évaluation des taux d’intérêt à terme par méthode bootstrap. La ligne surlignée en gras représente le calcul effectué en utilisant les taux sur les marchés au 4 septembre 2024. Les hypothèses du modèle ne devraient pas être considérées comme des prévisions et sont utilisées à titre indicatif seulement pour mener une analyse de scénarios sur l’incidence potentielle de diverses variations du taux directeur cible de la BdC. Les titres, secteurs ou pondérations énumérés ne doivent pas être vus comme des recommandations en matière de placement.

 

Incidences de la baisse des taux d’intérêt

En résumé, les marchés obligataires ont déjà intégré en grande partie l’incidence de l’assouplissement des politiques des banques centrales, alors qu’un ralentissement économique est déjà perceptible.

Du côté du crédit, dans l’ensemble, nous observons des écarts de taux relativement étroits ainsi qu’un rétrécissement des écarts quelles que soient les notations et quels que soient les secteurs, laissant présager que les mesures d’assouplissement des banques centrales se traduiront par un atterrissage en douceur de l’économie. Si tel est le cas, les écarts de taux pourraient demeurer minces. Or, tout autre scénario qu’un atterrissage en douceur dû à l’anémie économique devrait mener à un élargissement des écarts de taux en raison de risques accrus.

On observe aussi des signes avant-coureurs de la fin de la reprise du crédit, notamment l’augmentation des fusions et acquisitions (souvent un signe que la croissance interne ne suffit plus aux entreprises), une hausse des liquidités dans les bilans et l’augmentation des émissions obligataires.

De plus, le fait que la baisse des taux d’intérêt ait été largement intégrée dans les marchés obligataires signifie qu’il faudrait une détérioration économique plus grave que prévu pour que les rendements diminuent encore plus. Tous ces points sont pris en compte dans l’évaluation des incidences d’une baisse des taux directeurs et continueront d’être suivis de près.

 

[1] https://www.banqueducanada.ca/2024/04/note-analytique-personnel-2024-9

[2] https://www.federalreserve.gov/monetarypolicy/files/fomcprojtabl20240612.pdf

[3] https://www.educba.com/bootstrapping-examples/

 

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