Vers un atterrissage brutal ou en douceur?


30 août 2023

Summary

Alors que la fin du cycle de resserrement actuel semble imminente, l’équipe des titres à revenu fixe de Beutel Goodman analyse la probabilité d’un « atterrissage en douceur » de l’économie, ce qui est rare mais pas inédit lorsque les banques centrales augmentent les taux d’intérêt.

Par l’équipe des titres à revenu fixe de Beutel Goodman

 

Souvenons-nous de la situation qui prévalait en juin 2022 : l’indice des prix à la consommation (IPC) du Canada enregistrait une hausse de 8,1 % sur douze mois, tandis que l’IPC des États-Unis était encore plus élevé (9,1 %). Inévitablement, on a fait la comparaison avec le début des années 1980, lorsque la flambée des prix avait entraîné un cycle de resserrement monétaire avec, en bout de ligne, une grave récession. Un an plus tard, la situation semble s’être nettement améliorée, et la probabilité d’une contraction économique sévère s’est atténuée. Plutôt que de ressasser les problèmes liés à l’inflation d’il y a 40 ans, on voit revenir à l’avant-plan l’idée d’un « atterrissage en douceur ».

Alors que se profile ce qui semble être la fin du tour de vis des banques centrales au Canada et aux États-Unis, la question se pose de savoir ce qu’il adviendra ensuite. Généralement, les cycles de resserrement se terminent par une récession ou une crise du crédit. L’objectif des banques centrales est toutefois de réussir un atterrissage en douceur, c’est-à-dire un ralentissement de l’économie suivi d’une réaccélération, sans entrer en récession.

Ce scénario n’est pas sans précédent. On considère généralement que le dernier atterrissage en douceur a eu lieu en 1994-1995; à l’époque, Alan Greenspan était président de la Réserve fédérale américaine (Fed). Les conditions étaient alors très différentes de celles du cycle de resserrement de 2022-2023. L’inflation était proche de 3 %, et la Fed a décidé d’agir de manière proactive en faisant passer les taux d’intérêt aux États-Unis de 3 % en février 1994 à 6 % un an plus tard. Résultat : l’inflation s’est rapidement stabilisée, sans pour autant entraîner une hausse du chômage, et la récession a été évitée. En revanche, la Fed et les autres banques centrales ont agi de manière très réactive en mars 2022, au début de l’actuel cycle de resserrement.

Dans un premier temps, les économistes prévoyaient une récession pour 2023. Toutefois, les données économiques sont restées relativement solides jusqu’à présent, ce qui a conduit certains experts du marché à repousser l’entrée en récession à 2024 et, dans certains cas, à changer leur fusil d’épaule pour privilégier l’hypothèse d’un atterrissage en douceur. Nous présentons ci-dessous les arguments économiques qui soutiennent l’hypothèse d’un atterrissage en douceur ou celle d’un atterrissage brutal.

 

Les arguments en faveur d’un atterrissage en douceur

La définition officielle d’une récession est la contraction du PIB pendant deux trimestres consécutifs. Au Canada, la croissance du PIB au deuxième trimestre se maintient à un rythme annualisé de 1 % (selon les données d’avril et de mai). Alors que les estimations préliminaires pour le mois de juin indiquent un ralentissement de la croissance, précisons qu’elles sont légèrement faussées par la grève des travailleurs du secteur public et la suspension des opérations dans le secteur de l’énergie en raison des incendies de forêt. Selon l’enquête réalisée par Bloomberg News en juillet sur les prévisions économiques du Canada (Canada Economic Forecast Survey), l’économie canadienne devrait progresser de 1,5 % en 2023 et de 0,6 % en 2024, et le risque de récession au cours des 12 prochains mois est de 35 %, ce qui représente une baisse significative par rapport à l’enquête menée en juin, qui prévoyait un risque de récession de 50 %.

Résilience économique

Aux États-Unis, avec l’augmentation des investissements et des stocks des entreprises, la croissance du PIB au deuxième trimestre a été de 2,4 % sur une base annualisée, bien au-dessus de la prévision de 1,8 %. Et selon l’enquête de Bloomberg réalisée en juillet, le PIB des États-Unis devrait augmenter de 1,5 % en 2023 et de 0,6 % en 2024 et le risque de récession au cours des 12 prochains mois est de 60 % (ces chiffres n’ont pas changé par rapport à ceux de l’enquête de juin).

La résilience du marché du travail, tant aux États-Unis qu’au Canada, a constitué une anomalie majeure au cours de l’actuel cycle de resserrement. Le fait que nous ayons connu des hausses de taux importantes sans pour autant subir de pertes d’emplois donne raison à ceux qui prévoient un atterrissage en douceur de l’économie. L’économie canadienne a créé 290 500 emplois depuis le début de l’année (jusqu’en juin 2023), et le taux de chômage de 5,4 %, bien que supérieur au creux de 4,9 % atteint en juillet 2022, reste inférieur à la moyenne de 5,7 % enregistrée avant la pandémie. Aux États-Unis, le taux de chômage de 3,6 % (juin 2023) reste inférieur au taux de chômage à inflation stationnaire (TCIS) de 4,42 % (source : U.S. Congressional Budget Office (CBO), The 2023 Long-Term Budget Outlook, juin 2023).

Au cours de ce cycle de resserrement, la priorité a été donnée à la maîtrise de l’inflation à tout prix, une approche qui a largement eu l’effet escompté. Les données de juin sur l’IPC ont apporté d’autres bonnes nouvelles – l’IPC global sur douze mois s’est établi à 2,8 % au Canada et à 3,0 % aux États-Unis. Après avoir atteint un sommet en juin de l’année dernière, l’inflation globale semble maintenant s’approcher de la cible de 2 % fixée par les banques centrales. Sur le front de l’inflation, l’inflation des dépenses personnelles de consommation (PCE) – l’indicateur préféré de la Fed pour mesurer les pressions sous-jacentes sur les prix – a ralenti en juin et, sur une base annualisée, elle est inférieure à la cible de 2 % de la Fed et à ses prévisions médianes pour 2023, qui sont de 3,9 %.

D’autres facteurs économiques, tant aux États-Unis qu’au Canada, laissent présager un atterrissage en douceur, notamment la solidité des ventes au détail, l’absence d’augmentation significative des faillites et des défaillances, ainsi que la confiance soutenue des consommateurs. Aux États-Unis, le marché de l’habitation se porte bien, ce qui est attribuable à une offre limitée, surtout en ce qui concerne les résidences existantes. Les prix des logements augmentent et la demande reste forte, comme le montrent les mises en chantier, les permis de construire et la confiance exprimée lors des conférences téléphoniques sur les résultats du deuxième trimestre des sociétés de construction résidentielle. La demande s’est avérée solide pour les différentes cohortes d’acheteurs, de l’adulte actif à l’acheteur d’une première maison, plus sensible aux taux d’intérêt.

 

Les arguments en faveur d’un atterrissage brutal

Cela fait longtemps (une éternité pour un gestionnaire de portefeuille) que le cycle de resserrement/d’assouplissement reflète un cycle économique, et non un cycle de crédit. En 2008-2009, la crise économique a été une crise du crédit, puisqu’elle a été principalement causée par l’effondrement du marché des prêts hypothécaires à risque et par ses répercussions sur le secteur financier. La crise de 2020 ne reflétait pas un cycle économique traditionnel, en ce sens que ce sont les mesures de confinement prises pendant la pandémie qui ont brusquement interrompu les activités économiques et de liquidité, puis entraîné une brève crise du crédit.

Nous sommes actuellement dans un cycle économique, et les experts chevronnés du secteur se souviendront peut-être que les atterrissages en douceur sont souvent une première étape avant un atterrissage brutal. Il se peut que nous soyons en train de vivre le calme avant la tempête. En fait, plusieurs des indicateurs économiques avancés signalent des vulnérabilités en fin de cycle. Comme le montre le tableau ci-dessous, il peut s’écouler beaucoup de temps entre le moment où un indicateur atteint le point de déclenchement de la récession et celui où on entre effectivement en récession.

 

Tableau 1. Indicateurs économiques et délai précédant la récession

Ce tableau présente le délai moyen, pour divers indicateurs économiques, entre le point de déclenchement et la récession qui a suivi pour toutes les récessions survenues aux États-Unis (telles que définies par le National Bureau of Economic Research) depuis 1979 : juillet 1980 (T3 1980), novembre 1982 (T4 1982), mars 1991 (T1 1991), novembre 2001 (T4 2001), juin 2009 (T2 2009) et avril 2020 (T2 2020) (source : U.S. Business Cycle Expansions and Contractions).

Catégorie Point de données Déclencheur Délai précédant la récession
Marché du travail Emplois vacants (JOLTS) Sommet 12 mois
Marché de l’habitation Investissement fixe résidentiel Variation sur un an <-10 % 6–12 mois
Perspectives des entreprises Manufacturing Business Outlook Survey, indicateur des nouvelles commandes, Réserve fédérale américaine de Philadelphie Indice de l’activité manufacturière sur 12 mois inférieur à 15 9–12 mois
Indicateurs composites avancés Indice des indicateurs avancés du Conference Board 2 chiffres négatifs sur 12 mois (%) 12 mois
Liquidité Enquête auprès des responsables du crédit sur les pratiques de prêt des banques Resserrement des conditions de prêt 9–12 mois
Politique monétaire Taux directeur de la Banque centrale Suspension des hausses de taux 6 mois
Bénéfices des sociétés Bénéfices selon le compte national des revenus et des produits (NIPA) Sommet 12–24 mois
Marché boursier Valorisations (rendements du S&P 500) Sommet 6 mois
Obligations de sociétés Écarts de taux Élargissement 12–15 mois
Taux d’intérêt Courbe (rendement à 2 ans moins rendement à 10 ans) Inversion 13–22 mois
Taux d’intérêt Courbe (rendement à 2 ans moins rendement à 10 ans) Accentuation 1–2 mois

Sources : Beutel Goodman, U.S. Bureau of Labor Statistics, U.S. Bureau of Economic Analysis, Réserve fédérale américaine de Philadelphie, Conference Board, Réserve fédérale américaine, S&P Global, Bloomberg.

 

Vulnérabilités en fin de cycle

Les tenants du scénario de l’atterrissage brutal soulignent que plusieurs indicateurs, tels que l’inversion de la courbe de rendement, le resserrement des conditions de prêt, la baisse des taux d’épargne, les indices de l’activité manufacturière en contexte de récession et l’érosion de la confiance des entreprises, sont autant de preuves de l’imminence d’une récession. Cette opinion repose sur le fait qu’il existe de nombreux précédents.

Par exemple, chaque récession survenue entre janvier 1955 et février 2018 aux États-Unis a été précédée d’une inversion de la courbe des taux (source : Michael D. Bauer, et Thomas M. Mertens, « Economic Forecast with Yield Curve », Banque fédérale de réserve de San Francisco, 5 mars 2018). Le délai entre l’inversion de la courbe et le début de la récession varie considérablement, mais il est généralement d’environ deux ans. En ce qui concerne la confiance des entreprises, l’indice des directeurs d’achat (PMI) de S&P Global dans le secteur manufacturier aux États-Unis pour juin 2023 souligne que l’activité pour les douze mois à venir est maintenant à son niveau le plus bas de l’année. En outre, les derniers chiffres du PIB aux États-Unis indiquent un ralentissement de la consommation, ce qui pourrait s’expliquer par l’épuisement des fonds réservés aux dépenses discrétionnaires qui avaient été accumulés pendant les périodes de confinement. Cette situation a atténué l’impact de la hausse des taux d’intérêt. Toutefois, compte tenu de la vitesse à laquelle ce cycle de resserrement évolue, les répercussions de la hausse des taux d’intérêt sur les prêts hypothécaires et les prêts à la consommation ne se sont pas encore fait pleinement sentir. Rappelons également que les prêts étudiants aux États-Unis devront commencer à être remboursés à la fin du mois d’août et qu’au Canada, la date limite de remboursement des prêts du Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes (CUEC) est le 31 décembre 2023.

Pour ce qui est des sociétés, on assiste à une contraction de la croissance des bénéfices. Selon l’indice S&P 500, les bénéfices ont globalement baissé de 2,8 % au premier trimestre de 2023, puis de 1,9 % au deuxième trimestre (333 des 418 sociétés ayant publié leurs résultats à la fin du mois). Au Canada, selon Bloomberg, les bénéfices des sociétés faisant partie de l’indice composé S&P/TSX ont reculé de 15,0 % au premier trimestre de 2023 et de 39,9 % au deuxième trimestre (67 des 228 sociétés ayant publié leurs résultats à la fin du mois).

Le marché canadien de l’habitation est exposé au risque de taux d’intérêt et peut limiter la croissance économique de manière générale. Le pays a connu un boom des ventes de maisons au début de la pandémie, alors que les taux d’intérêt étaient historiquement bas. Bon nombre de ces acheteurs devront cependant refinancer leur prêt hypothécaire en 2025-2026 et, compte tenu de la hausse des taux d’intérêt, les mensualités devraient augmenter considérablement. Cette situation pourrait faire grossir les rangs des « propriétaires pauvres », ce qui aurait des répercussions sur les secteurs de la consommation.

Les effets à long terme de la pandémie pourraient également retarder l’entrée en récession. L’épargne excédentaire a maintenu le pouvoir d’achat des consommateurs. Le sous-investissement des entreprises et les perturbations de la chaîne d’approvisionnement ont retardé les effets sur la réaction de l’offre. Les entreprises qui se sont empressées de recruter des travailleurs dans la foulée de la pandémie semblent maintenant se retrouver avec de la main-d’œuvre en surnombre, ce qui retarde les effets sur le taux de chômage.

 

Conséquences sur les marchés

Il est peut-être trop tôt pour dire si l’issue de ce cycle de resserrement sera un atterrissage brutal ou en douceur, mais cette issue a des conséquences majeures sur les marchés. Les marchés des actions et du crédit semblent anticiper le scénario d’un atterrissage en douceur. Les marchés boursiers demeurent solides, l’indice S&P 500 (USD), l’indice Dow Jones des valeurs industrielles (USD) et l’indice composé S&P/TSX (CAD) ayant progressé respectivement de 20,7 %, 8,6 % et 8,4 % depuis le début de l’année (au 31 juillet).

Au Canada, les écarts de taux se sont resserrés de 19 points de base, tandis qu’aux États-Unis, les écarts de taux des obligations de qualité investissement et à rendement élevé se sont resserrés de 18 et 125 points de base, respectivement, au cours de la même période depuis le début de l’année. Inversement, les marchés des taux au Canada et aux États-Unis semblent anticiper des baisses de taux par les banques centrales à partir de 2024, ce qui sous-tend qu’ils anticipent que l’économie aura besoin d’une politique monétaire moins restrictive.

 

Perspectives et positionnement du portefeuille

Une partie de notre processus de gestion des risques consiste à faire preuve de prudence et à remettre constamment en question nos hypothèses. Nous sommes d’avis qu’il est toujours préférable de prévoir une série de résultats potentiels et de nuancer nos positions. Notre scénario de placement de base actuel suppose donc que nous n’assisterons pas à un atterrissage en douceur et que les économies du Canada et des États-Unis connaîtront des récessions modérées.

Compte tenu de ces perspectives, nous maintenons une position de longue duration en prévision d’une baisse des rendements à des niveaux neutres au cours des six à neuf prochains mois. Bien que la situation économique se soit quelque peu améliorée, nous restons sur la défensive en ce qui concerne les titres de créance et privilégions les actifs liquides jugés sûrs dans les secteurs des services publics, des infrastructures et des banques canadiennes. Le fait de privilégier la liquidité devrait nous aider à tirer parti des occasions de valeur relative dans le secteur des titres de créance dès qu’elles se présenteront.

Comme toujours, nous continuerons à suivre de près l’évolution de l’économie, des marchés et des banques centrales. Le contexte est peut-être différent cette fois-ci, mais il ne faut jamais oublier que la situation peut se dégrader rapidement.

 

 

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